L'harmonie rythmique


Dernière minute! Je dois m'excuser auprès de mes éventuels lecteurs francophones. Cette page témoigne de l'élaboration d'une idée à travers le développement d'un programme graphique. Il s'agit plus d'un journal que d'une présentation finie. Il y a des tâtonnements, des erreurs et, je le crains, quelques errances. Cette page a au moins le mérite - en attendant le jour où j'aurai le loisir de la réviser - de dire à peu près ce que j'ai à dire. Il existe maintenant une version anglaise plus récente.

English version of this page

English version of this page. Click here!
La nouvelle version est plus concise. Elle est revue et corrigée. Elle bénéficie peut-être d'un meilleur plan et certainement de meilleurs dessins.


Le rythme et la structure d'ensemble peuvent représenter le même motif

Aabaland

fractal

Ce dessin de synthèse pourrait se traduire facilement en musique de synthèse. Il ne lui manquerait encore que quelques définitions physiques. L'unique paramètre représenté ici pourrait être une amplitude par exemple. Le propos du dessin est plus abstrait : il s'agit d'une sorte de marge d'erreur laissée à l'improvisateur.

générateurs L'illustration "Aabaland" est un fractal produit par l'addition de générateurs de même forme mais à des échelles successives différentes. Chaque générateur est le double de celui qui le précède. Ceci est une vue "explosée" de tous les générateurs isolés. Le plus petit pourrait correspondre à une mesure à 4 temps où le 3è battement est fort. La pièce aurait alors 128 mesures en tout et elle durerait entre 5 et 10 minutes.
Spectre L'analogie avec la composition du spectre sonore est évidente. Cette représentation spectrale du fractal va par octaves de 0.002 Hz à 0.25 Hz environ, avec une amplitude décroissante. La décroissance est arbitraire. L'échelle est beaucoup plus grande que pour le timbre, c'est à dire la couleur du son, qui se mesure typiquement entre 20 et 20000 Hz. C'est néanmoins bien un spectre représentant quelque chose en fonction de la fréquence.


Aabaland en basse résolution

C'est le même dessin sans très petites échelles. On "voit" mieux la forme du générateur.

Quelques premières remarques


La forme n'est pas chaotique mais elle gouverne le dosage du chaos dans la musique

La musique a des régularités qui s'expriment directement à travers la reprise et la déclinaison des motifs sonores. Saisir le sens d'un motif musical, c'est attendre une certaine suite. Il est très important pour l'appréciation de la musique que la suite attendue ne se produise pas toujours. Je suggère ici que ce désordre se produit aussi selon certaines règles. Je suggère que le chaos est un paramètre parmi d'autres. Le chaos, c'est d'abord la non-répétition ou la non-déclinaison d'un motif. "B" est avant tout "non-A". Puisqu'il y a usuellement plusieurs voix indépendantes, le chaos provient aussi de la superposition de motifs contradictoires. Je suggère enfin que les points saillants du dessin "Aabaland" correspondent au points où le chaos est le plus probable - et, à plusieurs voix, les endroits où le chaos est le plus dense.

Il y a deux sauts conceptuels ici :

  1. Une musique est à certains égards un fractal auto-similaire.
  2. L'auto-similarité "organise" le dosage ou l'intensité du désordre.
Bien des gens, ne trouvant rien dans la théorie classique qui suggère pourquoi l'improvisation est immédiate et facile à tous les âges, indépendamment de l'éducation et même de l'habitude de l'instrument, concluent que l'improvisation est un peu factice. Il s'agirait de l'assemblage de choses découvertes au préalable, par hasard et en tâtonnant. Cette "explication" se recouvre si peu avec l'expérience qu'elle est suspecte. Bien sûr, il faut "connaître la musique" ! Bien sûr, quand on découvre une bonne chose, on la répète souvent ! C'est assez évident. Mais je n'ai jamais eu la sensation de tâtonner seulement.

L'improvisation collective est un phénomène si extraordinaire que d'aucuns nient son existence même. Puisqu'elle existe néanmoins, il me semble que le fil commun qui la rend possible doit être simplissime. La structure AABA est très simple et très répandue. C'est sans doute le meilleur candidat s'il existe une structure de référence unique.

Je ne désire rien prouver pour l'instant. L'analyse de l'harmonie d'un Air de Water Music de Hændel et d'une Bourrée de Bach semble étayer un tant soit peu l'hypothèse.

Même si les compositions célèbres founissent d'excellents exemples de ces phénomènes fractals, le propos de cette théorie se trouve plutôt dans l'improvisation. Il est clair que l'improvisation n'est pas un tâtonnement aveugle et sans direction. Il me semble que l'improvisation qui a un sens se réfère concrètement à un tel paysage où l'ordre et le désordre se mêlent. Il est certain que l'improvisation à la guitare ne consiste pas seulement à décliner une suite d'accords pré-établis en suivant certaines règles. Elle consiste aussi à dévier d'un ordre avec une force et un degré qui dépendent beaucoup du paysage fractal. Aux alentours des sommets, on peut faire ce qu'on veut, ou presque. C'est l'endroit où va le bac à sable, la récréation de l'esprit.

L'idée que la musique est de nature résolument fractale n'est pas nouvelle. Elle est dans l'air du temps depuis quelques années déjà. La suggestion a été faite par Mandelbrot que la complexité apparemment insondable des formes qu'on rencontre partout dans les objets et êtres naturels (nous en faisons partie) se génère avec une étonnante facilité par un mécanisme fractal.

Analogie un peu téméraire : je conçois qu'il est possible de monter un escalier dont les marches seraient espacées inégalement selon un motif fractal. Je conçois aussi la chute inéluctable avec des marches espacées n'importe-comment.


On peut envisager d'autres générateurs. Voici l'approche technique utilisée dans tous les dessins qui vont suivre :
            o       
          /   \     
    o - o      o - o
Le générateur de Koch. Chaque segment se divise en 4 à chaque génération selon un motif "A B B'A". Il en résulte une forme de vague qui tend à remplir une surface.
         o - o         
                       
    o - o     o - o    
Un générateur similaire, "ABA" tel que je l'utiliserai ici. La dimension verticale (l'intensité du désordre) n'est pas matérialisée au moyen d'un segment divisible parce qu'elle n'est pas de même nature que la dimension horizontale (le temps). Il en résulte une vague plus simple.


Variantes

Voici quelques études de structures courantes déclinées en divisions auto-similaires.
AABA
             o - o     
                       
    o - o - o     o - o
AABA C'est sans doute la forme la plus répandue en occident.
AB
             o - o     
                       
        o - o          
AB (couplet/refrain) Cette autre forme binaire semble un peu "simpliste" une fois qu'on s'habitue à la première, AABA ! Forme "atomique", elle s'emploie beaucoup pour sous-décomposer, comme nous allons voir.
ABA
             o - o     
                       
        o - o     o - o
ABA (?) Cette forme ternaire symétrique semble plus triviale qu'on ne voudrait. Elle coïncide avec l'octave mais seulement au prix d'une inversion du sens ordre/chaos.
AAB
             o - o     
                       
    o - o - o          
AAB (?) Cette forme ternaire paraît plus intéressante que la précédente. C'est comme une exagération de la forme AABA où le chaos vient peu avant la fin. Ici, tout finit dans le chaos.

Les divisions ternaires existent vigoureusement dans l'usage mais la théorie classique les traite parfois comme des exceptions ou des cas particuliers. On enseigne en Europe par exemple la croche droite avant le triolet.

Exemples curieux

Les structures ternaires apparaîsent comme des motifs détracteurs dans une distrubution auto-similaire. Le binaire se présente comme l'autoroute incontournable.

John P. Birchall note que la superposition binaire/ternaire est un ingrédient essentiel du jazz, source d'excitation. Ne peut-on pas considérer que les assemblages complexes par addition de formes auto-similaires binaires et ternaires constituent, par analogie avec l'harmonie tonale, une sorte de consonance semblable à la superposition d'une quinte et d'une octave ?


Le cas particulier du blues

Le blues aurait pour structure AAB. Le "upbeat", la croche, est souvent triolet, c'est à dire, aussi de forme AAB. Voilà donc déjà deux échelles ternaires ! Mais toutes les échelles intermédiaires se décomposent binairement. Les 12 mesures du blues sont communément ressenties comme

2*(2+2)+(2+2),

c'est à dire, un format binaire. Et il y a beaucoup de blues avec des croches égales ! La grande structure AAB ne semble pas déclinable. Voyons un cas : I've Got My Mojo Working. Je ne documente pas ici la chanson. Écoutez-là !

I've Got My Mojo Working

Frank Frost

I've Got My Mojo Workin' but it just don't work on you                   

            C                   F7                 C             I Got My  
            /  /  /      /      /   /     /    /   / / / /  / / /  /       

            Mojo Workin' but it just don't work on you                     

            F7                                     C             I love you 
            /  /  /      /      /   /     /    /   / / / /  / / /  /        

            So  bad I just don't know what to do                           

            G7                                 C   F C  C G                
            /  /  /  /     /    /     /    /   / / / /  / / /  /            

Structure Mojo

Détails guitare Mojo

On a vite fait de se convaincre que le blues, bien que de structure AAB, est totalement binaire dans son découpage. Dans "Mojo", à 4 temps, avec des croches égales, même les doubles croches sont égales ! Plus binaire que ça, tu meurs !

Quelques indices
qui suggéreraient timidement
qu'on aurait peut-être affaire à une structure ternaire

On peut quand même se décarcasser pour formuler du ternaire à d'autres échelles dans un chorus de blues. Le jeu consiste à fabriquer une tour Eiffel à base triangulaire avec des briques carrées. Les briques sont bien-sûr profilées de manière à faciliter l'emboitement en angles droits. Bref, c'est comme des Légos. Il faut déployer des trésors d'imagination pour en faire du ternaire mais on y arrive. Enfin, on arrive parfois à quelque-chose... Le jeu est même assez divertissant. Le défi est tentant... Résultat : celui qui aime ça va multiplier les chorus.

Saut conceptuel : puisqu'on multiplie les chorus, il suffit d'y injecter de plus en plus de bordel et le fractal AAB se dessine presque de lui-même, non pas dans la texture d'un chorus mais dans l'ensemble de l'enchainement de beaucoup de chorus. C'est une propriété évidente des constructions auto-similaires que de s'appliquer aussi bien à la multiplication qu'à la division.

AAB blues

Cette théorie des structures musicales auto-similaires appliquée au blues traduit de façon fort limpide plusieurs faits bien connus.

Une application directe et concrète de la théorie serait :

Cette théorie suggère pourquoi les âmes nobles pour qui la musique doit assouvir leur soif de perfection sont déconcertées par le blues. Évidemment, le faux désordre amené par l'écriture et la mémorisation ne convainc pas. Il faut que l'imperfection soit intense et bien réelle, surtout à la fin ! Le bonheur dans le caniveau ? Ce caniveau musical concentre les émotions les plus vives et palpitantes avec beaucoup de bonheur en effet.


Perspectives

Je ne tiens pas tant que ça à cette théorie mais elle éclaire faiblement certains points plongés jusqu'ici dans le noir complet.

Il me semble par exemple qu'un passage difficile ne se joue pas toujours plus facilement après des heures d'exercice. Bien souvent, il faut d'abord résoudre une difficulté mineure dans le passage qui le précède ou le suit. Alors seulement, le passage problématique passe avec une légéreté qui laisse songeur, comme s'il n'y avait aucun obstacle réel à cet endroit. Il y a aussi l'air que l'on ne parvient pas à jouer malgré l'exercice et qui s'assied "magiquement" après un temps passé à faire autre chose. Les mouvements de rupture auto-similaires à des échelles différentes expliquent merveilleusement les cas de ce genre. La théorie aide le musicien parce qu'elle l'incite à chercher les relations sensées dans un rayon assez large autour des événements saillants. L'introduction laisse déjà entrevoir la fin.

Les dessins examinés jusqu'ici sont simples et réguliers. Nous avons déjà signalé qu'il existe dans la musique des formes hybrides faites de "3" et de "2". Voici une image de la superposition "3 sur 2".

L'image est encore relativement lisible et sans doute reconnaissable. Un motif binaire émerge : une "ville basse" et une "ville haute". Cependant l'image a perdu ses traits autosimilaires.

Voici un rendu "analytique" de la somme AABA+AAB sur le même intervalle de temps. Les mouvements sont évidemment contradictoires et non-coïncidents.

Ces deux dernières images me confortent enfin dans l'opinion que jouer polyphoniquement à deux voix égales sur un seul instrument relève de la parodie, à moins qu'il ne s'agisse de mouvements très semblables. Un individu seul peut naturellement produire pour l'oreille le mouvement résultant (à grand peine) mais il est sans saveur. Il ne possède pas la vivacité des composants. La similitude avec l'harmonie tonale est parfaite : cette superposition 3 sur 2 qu'on nomme "accord de quinte sur tonique" chez les tons produit un effet spectaculaire sans effort. L'effet est gratuit. On n'a pas besoin de penser l'effet dans ses détails à condition de s'y mettre à plusieurs. La musique telle qu'on l'entend réclame du monde. La performance en solo tient plus de de prestidigitation.

Généralement, la pratique délibérée d'une structure auto-similaire a pour conséquence la faisabilité du jeu musical : sans cela, ce serait la science des fusées. Ce n'est pas la science des fusées.


Conseils au jeune musicien

Soyez vous-même ! N'allez pas croire que vous devez d'abord, avant d'improviser, vous exercer à suivre laborieusement et pendant des années un parcours tracé par vos ainés. C'est l'approche la plus sotte. Suivez ce parcours mais en improvisant ! Ne vous laissez pas aller toutefois à cultiver la différence. Votre musique est toujours différente, que vous le vouliez ou non. Et, à plus forte raison, que vous soyez meilleur que d'autres n'a vraiment aucune importance pratique. Étudiez autant que vous voulez les pièces connues qui vous plaisent ! Étudiez pareillement les manuels de théorie ! Vous y serez amplement renseigné à propos de l'usage. Et ces traces du passé laissent encore une part infinie à l'invention et à l'aventure dans le jeu. [ Cette notion de totale liberté quelles que soient les contraintes imposées est pleinement développée par Karl Popper dans "La quête inachevée". ]

Méfiez-vous des distinctions stériles : on entend fréquemment que "le blues s'improvise et le classique s'apprend". La musique créole est le fait de gens brutalement arrachées à leurs racines. Ces gens créent de toutes pièces un usage et improvisent beaucoup. C'est incontestable. Mais je vous mets au défi de trouver un seul musicien qui veut seulement que les autres apprennent ce qu'il fait. La musique sans improvisation serait comme une barque sans rames. Ma théorie a le mérite de souligner en quoi la structure ou, si vous préférez, la grille, n'est rien d'autre qu'une aide à l'improvisation. Elle esquisse des zones aventureuses. À vous de découvrir quelle part d'aventure vous y placez ! En ces régions, aucune idée reçue ne vous guide et vous êtes livré à vous-même. Votre musique est belle parce que vous y êtes présent avec toutes vos émotions, particulièrement en ces moments instables, et non pas parce que vous faîtes exactement tout ce qu'on vous dit de faire.

Pour enchainer les formes AAB, le désordre est l'ingrédient essentiel et le dosage importe peu, du moment qu'il augmente. Il faut pour cela énormément d'énergie et d'adrénaline. Pour dessiner la forme AABA, le désordre est un élément important à doser avec précision. AABA est la forme la plus conviviale à la longue mais je ne suis heureux que quand je joue un peu des deux. Et je n'oublie pas de saupoudrer un peu d'ABA pour le goût. Trois ou quatre formes suffisent ou presque pour un répertoire très varié. Progresser dans la musique est possible sans avoir une très bonne mémoire parce qu'on peut rapporter une longue liste de morceaux à une poignée de structures. Ça n'empêche évidemment pas de cultiver longtemps chaque morceau pour y trouver un sens et une tournure qui lui sont propres. Voilà. C'est tout ce que j'ai à dire pour l'instant au sujet de l'harmonie rythmique.


Randall Ayling
septembre 2003

Proceed to new improved English version