Les sons représentent l'ordre et le chaos au moyen de l'harmonie

On voudrait bien savoir s'il faut décider à l'avance ce qui "devrait" se passer à chaque instant d'un morceau. L'expérience montre qu'il ne se passe jamais ce qu'on dit. L'expérience montre aussi que ce qu'on dit a une grande influence sur ce qui se passe. Nous sommes en fait dans le flou complet qui m'encourage à développer la théorie suivante : le musicien est bien orienté pratiquement avec l'idée que certaines parties représentent l'ordre et d'autres le chaos. Rapprochons cela tout de suite des idées de résolution et de tension qui expriment les émotions correspondantes. On pourrait aussi parler de contrainte et de liberté. Les passages exprimant le chaos se jouent bien sans consigne.

L'harmonie est un moyen métaphysique. L'univers métaphysique étant sans masse et sans forme, nous avons une grande liberté dans le choix des représentations. Une chose peut par exemple se représenter par son contraire.

Dans le monde tonal nous traduisons souvent l'harmonie en accords. Les règles et conventions pour cette traduction forment un paysage mouvant. Ainsi l'ensemble des règles hændeliennes est loin d'être le nôtre. Cependant, les règles premières d'où toutes les autres sont issues sont remarquablement constantes.

Exemple


Tension et résolution

L'harmonie tonale représente l'ordre au moyen d'un certain ton de la basse complété quelquefois d'une triade parfaite formée avec d'autres voix. C'est l'accord tonique final. Le mouvement musical y conduit. Cet aboutissement se nomme aussi "accord de résolution". Pour qu'il y ait mouvement, il faut des sons en alternance. Parmi tous les tons différents qui pourraient se proposer pour fournir un contraste, la quinte est celui qui ressemble le plus à la tonique. Cette ressemblance est à l'origine de tant de jeux amusants que la quinte est devenue le symbole emblématique de l'opposition à la tonique. La triade majeure correspondante à la quinte se nomme aussi "accord de tension". En raison de son rôle pivotal, la quinte est bien nommée : "dominante".

accord tonique ré la fa#
accord dominant La la mi do#

On constate que le ton la dominant est présent aussi dans l'accord tonique Ré. L'inclusion est dûe encore à la ressemblance, ou plus exactement la consonance. Quand la tonique est ré, le ton dominant, la, acquiert le don d'ubiquité.


Le motif

L'alternance tonique-dominante forme un motif. Dans "l'air à jouer 3 fois", le motif pourrait se décrire ainsi :

Ceci est strictement vrai pour les deux premières phrases. La troisième phrase se distingue : son thème à peine esquissé débouche dans une longue clôture de forme régulière qui se résoud dans l'accord final.

La dernière clôture "spéciale" est souvent l'occasion de verser une louchée de chaos particulièrement pleine. Ici, il y tant d'agitation dans les deux premières clôtures "ordinaires" que la dernière est calme et presque sage. C'est ainsi qu'elle se distingue. Moins, c'est plus !

2× D A D D G D A D A D / / / / / / / / / / / / / / / / 2× G A D Bm Em D A D A / / / / / / / / / / / / / / / / D Bm Em A D A D / / / / / / / / / / / / / / / /


Le chaos avant la fin

Pour être précis, disons qu'on a coutume, à la fin de la phrase ou du morceau, de casser le motif établi, quel qu'il soit. Il y a quelques moyens "standards" qui sont nés dans le contexte de l'improvisation du besoin de corriger les erreurs.

La trille

Il m'a toujours semblé que la trille représente un point où on ne sait pas quoi jouer. Dans la portion de la gamme où on se trouve, on hésite entre deux notes dont l'une est forcément plus haute que l'autre. Puisque le ton plus bas se produit avec moins d'effort quand on chante, pour ne pas passer pour un fainéant, même avec l'instrument, on démarre la trille sur la note supérieure et, aussitôt, dans l'incertitude et la panique, on agite les doigts pour révéler la note inférieure.

La dissonance

Dans la musique non-mesurée où toutes les voix n'arrivent pas à la fin en même temps, le chaos harmonique (l'accord 13iè de dominante) se produit "naturellement" du fait des décalages entre les voix.

La partie chaotique de la conclusion de "l'air à jouer 3 fois" est en surbrillance.

Variante première (Lecture verticale)


D     Bm     Em    A      D     A      D        
/  /  /  /   /  /  /  /   /  /  /  /   /  /  /  

Variante courte


D     Bm     Em    A      D                     
/  /  /  /   /  /  /  /   /  /  /  /   /  /  /  

Le premier accord tonique qui se présente est élu accord de résolution finale. On considère que tout ce qui suit est pour se retourner ou pour meubler. Il me semble que celle-ci est la meilleure solution pour un accompagnement.

Variante longue


D     Bm     Em           A13   A      D        
/  /  /  /   /  /  /  /   /  /  /  /   /  /  /  

On retarde l'arrivée de l'accord dominant. L'accord de résolution finale est retardé d'autant. L'accord dominant coïncide avec l'accord tonique des autres variantes et l'erreur "volontaire" est indiquée par l'accord 13ième. Pour un maximum de dissonance, vous pouvez jouer un A11. Si l'erreur et la dissonance vous remplissent d'effroi, vous pouvez exprimer A13 en jouant simplement l'accord D avec le ton A dans la basse.

Tout ceci ne concerne que l'improvisation. Si on choisit de suivre servilement la partition, ces idées sont sans importance.


La grille d'accompagnement

La partition ne prévoit pas une suite d'accords. Autrement dit, elle ne prévoit pas une guitare "grattée" qui réalise concrètement l'harmonie du morceau. Puisque nous avons bien une guitare grattée dans l'orchestre, il nous faut une grille. Voici une proposition simple.


D                                                    
/  /  /  /   /  /  /  /   /  /  /  /   /  /  /  /    

G     A      D     Bm     Em           A             
/  /  /  /   /  /  /  /   /  /  /  /   /  /  /  /    

D     Bm     Em    A      D                          
/  /  /  /   /  /  /  /   /  /  /  /   /  /  /  /    

Le jeu dans les positions chaotiques n'est pas indiqué ! Autrement dit, reconnaître le rôle du chaos, c'est faire une économie d'écriture et surtout une économie de mémoire. Les lacunes invitent l'improvisation libre au lieu du banal coloriage qui découlerait de l'écriture détaillée.

Il me semble que c'est vrai pour toutes les musiques. C'est à cause du chaos qu'on ne peut pas savoir quels sont les "véritables accords" de la pièce. Autant vouloir savoir s'il faut écrire "Händel", "Handel" ou "Hendel".


Je tiens l'interprétation du rôle de la dissonance de l'Abrégé de la musique écrit par le jeune René Descartes, lutiste et néanmoins mercenaire de son état  :

On se sert de ces syncopes dans les cadences, parce qu'on goûte mieux ce qu'on a désiré longtemps. Ainsi le son se repose et s'arrête plus doucement dans un accord parfait ou un unisson, lorsque quelque dissonance les précède ; les degrés même doivent être mis entre les dissonances : car tout ce qui n'est point un accord passe ici pour une dissonance. (...) Or non seulement ce repos ou cette cadence est agréable à la fin, mais même dans le milieu d'une pièce ; la fuite de cette cadence est merveilleusement agréable, lorsqu'une partie semble se vouloir reposer, tandis que l'autre avance toujours et ne laisse pas de passer outre.

Je ne sais si mes idées concernant le rôle du chaos dans l'harmonie sont nouvelles. Elles se recouvrent certainement avec quelques témoignages de musiciens.

"Jazz is crucially exciting for everyone when, against the odds in an apparently 'spontaneous' creation, a group 'discovers' the 'hot spots' and it sounds good." [ John P. Birchall ]

"Il existe des moments de grâce dans la musique, totalement imprévisibles. Même s'ils ne durent que quelques instants, ils font oublier les heures ennuyeuses qui ont pu les précéder dans le concert." [ Stéphane Ballouhey ]


Le mot "chaos" est peut-être plus pertinant que "tension" ou "dissonance". En effet, ces derniers expriment une réalité émotionelle ou physique. Le premier englobe aussi la dimension métaphysique de l'incertitude. Quant à la notion d'erreur fertile, elle choque plus qu'elle ne rassure et je veux bien qu'elle ne soit que mienne aujourd'hui. Je ne préconise évidemment pas qu'on multiplie les erreurs. Je soupçonne toutefois que, placées ici et là dans les endroits chaotiques de l'harmonie, elles portent leurs fruits sans produire aucun des inconvénients attendus.

J'avance ici l'idée qu'il y a des moments où on est plus de libre. Ces moments sont disposés assez simplement ici. Je développerai plus loin l'idée que la distribution des ces moments dans une pièce plus complexe décline le même motif d'une manière encore assez simple [ ->Bourrée de la première suite pour luth de J.S. Bach ]


Randall Ayling

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