Extraits / La quête inachevée de Karl Popper

Karl Popper

Le philosophe Karl Popper est surtout connu pour son importante contribution à la science, à savoir, une définition qui fait aujourd'hui l'unanimité : une théorie est scientifique si elle est réfutable par l'expérience. Pour lui, une théorie entre dans un mode opératoire, sans quoi elle n'a aucune espèce de validité, scientifique ou autre. Et lorsqu'il s'attaque à une théorie de la musique moderne, son optique reste la même.

Sur un autre registre, sa théorie très personnelle de l'émergence du contrepoint au moyen-age est fascinante. Et encore une fois, la théorie se caractérise par ce qu'elle se définit par rapport à une pratique. Il décrit des évènements achevés mais qui se sont déroulés dans un passé lointain et obscur, avec la part de pure spéculation que cela implique forcément, mais il ressort avec un modèle intéressant de la pratique musicale.

Ces citations sont tirées de "La quête inachevée, Autobiographie intellectuelle", traduction Renée Bouveresse, Presses Pocket, 1989. Elles ne suivent pas toujours l'ordre du livre. Cet ouvrage est un véritable "who's who" du monde de la science du XXè siècle mais aussi une encapsulation concise de la pensée du philosophe.


La critique poppérienne d'une théorie moderne de la musique

Dans le chapître "Deux sortes de musique", à propos de ce qu'il appelle la musique "subjective" et "objective", Karl Popper déclare :

Peut-être devrais-je commencer par une critique d'une théorie de l'art généralement acceptée : il s'agit de la théorie selon laquelle l'art est expression personnelle, ou expression de la personalité de l'artiste, ou, peut-être, expression de ses émotions. (...) Ma principale critique de cette théorie est simple : la théorie expressionniste de l'art est vide de sens. Car tout ce que peut faire l'homme ou l'animal est (entre autres) l'expression d'un état intérieur, d'émotions, et d'une personnalité. C'est là une théorie banale qui vaut pour toutes sortes de langages humains et animaux. Cela vaut aussi bien pour la façon dont un homme tousse ou se mouche, que pour la façon dont un homme ou un lion marchent, ou dont l'un et l'autre peuvent vous regarder ou vous ignorer. Cela vaut pour la manière dont un oiseau fait son nid, dont une araignée tisse sa toile, et dont un homme construit sa maison. Autrement dit, ce n'est pas une caractéristique de l'art.

Karl Popper cite J.S. Bach qui affirme, à propos du continuo :

...comme toute musique, sa 'fin' et sa finalité ne devraient jamais être rien d'autre que la Gloire de Dieu et la récréation de l'esprit. Si cela n'est pas respecté, il ne peut y avoir de musique, mais une cacophonie infernale.

et Karl Popper commente :

Je suppose que Bach désirait exclure de la finalité de la musique le bruit que ferait le musicien pour sa plus grande gloire.

Digression : Bach se rattache à la tradition médiévale où chanter la "Gloire de Dieu" n'est jamais que l'expression de la croyance selon laquelle la musique est un don des Anges - dont la langue est musique - pour élever les hommes. Et je ne vois pas ce qui, aujourd'hui, pourrait se substituer à cette croyance qui est, pour moi, un mythe fondateur auquel j'adhère sans même éprouver l'envie de le débarrasser de son lot de superstitions. C'est la seule réponse à peu près convenable et satisfaisante que j'aie jamais trouvée à la question "pourquoi joue-t-on de la musique ?".

Plus loin, dans le même chapître, Karl Popper ajoute :

Il est possible au musicien de se fixer le but de dépeindre ses émotions et de nous émouvoir, en communion avec lui, comme dans La Passion selon Saint Matthieu. Mais il y a bien d'autres problèmes qu'il essaie de résoudre." (...) "Le musicien qui se bat pour résoudre des problèmes musicaux offre évidemment une image bien différente du musicien en train d'exprimer ses émotions (banalité que personne ne peut éviter).

L'expression de soi n'est pas un motif luisant pour entreprendre quelque chose. Mais le banal n'est jamais qu'une variante du général. Et la généralité des motifs émotionnels sied parfaitement à la musique. Je persiste donc, pour ma part, dans la conviction que la musique, à la différence des autres arts, n'exprime rien d'autre que l'émotion - même si sa finalité est sans doute ailleurs. Anticipons ! Dans le chapître "problèmes et théories", Karl Popper affirme :

...bien souvent, c'est un problème pratique qui est à l'origine d'un développement théorique

Et il est clair que, pour Karl Popper, la théorie est étroitement liée au problème, tant et si bien qu'il a sans doute tendance à rejeter une théorie qui, bien que très étroitement cernée, ne répond pas à un problème spécifique. Or la musique, me semble-t-il, a la particularité de ne résoudre aucun problème autre que ceux qu'elle se pose elle-même.


La notion poppérienne de l'univers musical

Le chapître "Spéculations sur la naissance de la musique polyphonique, psychologie de la découverte ou logique de la découverte" (qui précède "Deux sortes de musique" que je cite plus haut) rapporte une analyse imaginaire en grande partie. Le discours est ponctué de mises en garde contre les idées "peut-être fausses" que le philosophe avance. L'action se situe "entre les IXè et XVè siècles après J.C.".

Les faits semblent se présenter ainsi. Il existait beaucoup de chants mélodiques - chants et danse, musique traditionnelle, musique religieuse surtout. Les mélodies - surtout les mélodies lentes, tels les chants d'église - étaient, bien sûr, chantées quelquefois en octaves parallèles. On sait qu'on les chantait également en quintes parallèles (qui, avec les octaves, font aussi des quartes, sauf quand on les prend avec la basse). On rapporte cette manière de chanter (organum) au Xè siècle, et elle existait probablement plus tôt. On chantait également le plain-chant en tierces parallèles et/ou en sixtes parallèles (calculées à partir de la basse : faux-bourdon). Il semble qu'on considérait cela comme une véritable innovation, un peu comme un accompagnement, ou même un ornement.

Bien que l'on situe les origines de la polyphonie au IXè siècle, il semble que l'étape suivante ait concerné les voix concomitantes qui ne procédaient plus en tierces et sixtes parallèles seulement, même si la mélodie en plain-chant restait sans changement. Un mouvement de note contre note (punctus contra punctum, point contre point) fut également autorisé alors. Il pouvait entrainer non seulement des tierces et des sixtes, mais des quintes calculées à partir de la basse, et aussi des quartes entre celles-ci et quelques-unes des autres voix.

(...)

Il est parfaitement concevable que l'origine du chant contrepoint se trouve également dans les erreurs commises par l'assistance. Car, quand en chantant en parallèles une voix est menée à une note plus haute qu'elle ne peut chanter, il est possible qu'elle s'abaisse à la note chantée par la voix immédiatement inférieure, se déplaçant ainsi contra punctum, plutôt qu'en parallèle, cum puncto. Cela a peut-être lieu dans l'organum ou dans le chant faux-bourdon. En tout cas, cela expliquerait la première règle de base du contre point simple d'une note à une note : que le résultat du contremouvement doit être seulement une octave ou une quinte ou une tierce ou une sixte (toujours calculées à partir de la basse). Mais bien que cela soit peut-être l'origine du contrepoint, l'invention de celui-ci revient sans doute au premier musicien qui comprit qu'il y avait là une possibilité de créer une deuxième mélodie plus ou moins indépendante, qui serait chantée avec la mélodie originale fondamentale (le cantus firmus), sans la déranger, et qui n'interviendrait pas plus que ne le faisait le chant organum ou faux-bourdon. Mais cela nous mène à la deuxième règle de base du contrepoint : les octaves et les quintes parallèles doivent être évitées parce qu'elles détruiraient l'effet intentionnel d'une deuxième mélodie indépendante. En effet, elles mèneraient à un effet d'organum involontaire (bien que temporaire) et ainsi à la disparition de la deuxième mélodie en tant que telle, puisque (comme dans le chant organum) la deuxième voix renforcerait tout simplement le cantus firmus. Des tierces et des sixtes parallèles (comme dans les faux-bourdons) sont des phases permises pourvu qu'elles soient précédées ou suivies assez rapidement par un véritable contremouvement (eu regard à quelque-unes des parties).

(...)

Compte tenu de l'héritage des Grecs, et du développement (et de la canonisation) des modes d'église à l'époque d'Ambroise et de Grégoire Ier, rien n'aurait véritablement incité à inventer la polyphonie si les musiciens religieux avaient eu la même liberté, mettons, que les créateurs de chansons traditionnelles. Ma conjecture était que la canonisation des mélodies religieuses et les limitations dogmatiques qui les entouraient avaient produit le cantus firmus contre lequel le contrepoint pouvait se développer. Le cantus firmus une fois établi a fourni le cadre, l'ordre, la régularité qui ont rendu possible la liberté d'inventer sans chaos.

Dans quelques musiques non européennes nous trouvons que les mélodies établies engendrent des variations mélodiques : je considérai ceci comme un développement similaire. Mais selon cette conjecture, la combinaison d'une tradition de mélodies chantées en parallèle, avec la sécurité d'un cantus firmus qui n'est pas troublé, même par un "contremouvement", nous a ouvert tout un nouveau monde ordonné, un nouvel univers.

Ces citations sont assez longues. Les propos techniques sont nécessaires à la compréhension de l'argument philosophique et musicale. Nous rencontrons ici une idée spécifiquement poppérienne de la théorie, sous la forme du dogme qui donne lieu à une pratique entièrement nouvelle qui en découle. C'est déjà remarquable mais il enchaine avec une généralisation époustouflante qui inclut aussi le sens de la composition musicale en tant qu'incitation au jeu.

En effet, une grande oeuvre musicale (comme une grande théorie scientifique) est un cosmos imposé au chaos - inépuisable, dans ses tensions et ses harmonies, même pour son créateur.

La pertinance de ces idées pour le objets musicaux pouvant conduire à l'improvisation - comme les basses de la Renaissance ou les structures du musette ou du blues - me semble évidente.


La naissance des théories

Voici enfin une citation du chapître "Problèmes et théories", déjà évoqué, où Karl Popper avance l'idée assez étonnante que les problèmes pratiques et les théories participent à l'évolution biologique.

Quant au problème de savoir lequel des deux est apparu en premier (le problème ou la théorie ?), il n'est pas facile d'y répondre. En fait, je fus étonné de découvrir à quel point ce problème était fertile et difficile à résoudre.

Car les problèmes pratiques surgissent lorsque quelque chose ne va pas, lorsqu'il se produit un événement inattendu. Mais ceci implique qu'auparavant, l'organisme, homme ou amibe, s'était adapté à son environnement même s'il l'avait fait d'une manière inadéquate, en développant, soit une certaine attente, soit une autre structure, un organe par exemple.

Cependant, une telle adaptation constitue la phase pré-consciente du développement d'une théorie ; et puisque tout problème pratique, quel qu'il soit, lorsqu'il surgit, est lié à une adaptation de cette nature, on peut dire que les problèmes pratiques sont, fondamentalement, imprégnés de théorie.

En fait, on arrive à un résultat aux conséquences tout à fait inattendues et intéressantes : les premières théories (c'est à dire les premières solutions provisoires avancées pour tenter de résoudre les problèmes) et les premiers problèmes eux-mêmes ont dû, en quelque sorte, naître simultanément.

Mais les conséquences de tout ceci nous entraînent encore plus loin.

Les structures organiques et les problèmes naissent simultanément. En d'autres termes, les structures organiques ont à la fois la caractéristique d'incorporer des théories et l'aptitude à résoudre des problèmes.


Toutes ces idées cernent assez bien, me semble-t-il, ce qu'est une théorie musicale. En effet, une théorie musicale n'a aucune sorte de valeur explicative. Elle n'est pas séparée de la pratique. Elle nous renseigne très partiellement sur la manière d'obtenir un résultat et aucunement sur la nature de ce résultat.

En guise de conclusion, je me reporte à l'exposé du contrepoint cité plus haut. Il est clair que la mélodie canonique incorpore elle-même des règles servant pour le contre-chant et qu'il reste cependant encore des choix. Je rapproche cela de la grille d'accords qui découle en partie de la mélodie mais pas seulement : on improvise bien plusieurs mélodies différentes à partir de la même grille. L'usage musical comprend ainsi à tous les niveaux des déroulements établis avec des règles raisonnables pour les adapter. Et ce n'est jamais une contrainte insupportable car il s'agit d'un cosmos inépuisable ! La musique, c'est une structure organique en train de résoudre ces fameux problèmes musicaux. Ça ne nous dit toujours pas quels problèmes la musique est sensée résoudre. Pour moi, ils sont émotionnels, sans doute de l'ordre du rêve. Peut-être appartient-il à chacun d'y trouver ce qu'il veut.

L'invention musicale reposerait sur une forme immuable. Il va de soi que ça faciliterait les choses ! Est-ce une règle ?

Randall OUI a voté
Les fantaisies d'un improvisateur sont souvent accompagnées d'une section rhythmique plus prévisible. Il y a aussi la pratique (qu'on n'observe pas directement mais qui est néanmoins réelle) où une forme de référence se déroule dans la tête de chaque musicien, très différente, superficiellement, de celle qui est jouée. L'expérience suggère que l'on joue ensemble avec un fort degré de coïncidence avec une forme de référence unique dans ses grandes lignes. On commence et on finit à peu près en même temps. Si on ne finit pas ensemble, ça n'empêche pas de mettre le cap sur la sortie exactement en même temps.


Extraits / La quête inachevée de Karl Popper