Lettre ouverte aux profiteurs

par Randall Ayling


Je ne fais pas de politique. Je fais de la musique. Ma musique touche ceux qui choisissent d'être présents au concert pour l'entendre. Je ne possède pas de formule exacte pour obtenir un résultat. J'essaie à coup sûr d'envoyer de l'amour. Toute mon attention se porte chaque fois sur tout le public sans exclure personne. Le travail du musicien, c'est l'écoute. Et si on me demande une chanson, je la chante si je la sais. C'est l'usage depuis toujours. La musique n'existerait pas sans cela. Aucune musique n'existerait. Et si gains il y a, il est évident qu'ils se partagent entre interprètes et compositeurs. Jusque là, les choses semblent claires. Tournons-nous donc courageusement vers le "monde moderne" !

Je ne suis pas un apologue de la contre-façon. Je reconnais par exemple que le cinéma n'est qu'information et n'existerait plus tel qu'on le connait dans le contexte de l'information gratuite. Je ne suis pas naïf et je n'ai pas réponse à tout. J'estime que le web est une réponse à certaines questions. Nous avons la chance d'assister aujourd'hui dans le web à une étape majeure de l'évolution de la connaissance. Cette mutation concerne la pensée elle-même. Tout changement radical, surtout s'il est indépendant de notre volonté, provoque l'anxiété. L'anxiété entraine des batailles et l'odeur de la bataille suscite des convoitises.

Maintenant, le téléchargement de la musique est bloqué par des subterfuges techniques, pour protéger les bénéfices de l'industrie du disque. J'avoue ne pas comprendre. On peut se demander ce qu'il s'agit d'interdire puisque le disque n'est pas la musique. Si on admet, pure hypothèse, que le disque est la musique, alors on tente un système pyramidal qui n'est pas profitable puisqu'il s'écroule rapidement. On invente de tels systèmes pour s'enrichir démesurément sans rien faire. Nous n'en sommes pas là.

La copie de documents sonores suscite beaucoup d'émoi aujourd'hui. J'utilise un magnétophone depuis 40 ans dans l'indifférence la plus totale. Je n'ai naturellement jamais revendu d'enregistrements. Mais je n'insisterai pas là-dessus. Je soulignerai en revanche qu'il y a quelques documents de collections privées que j'ai copiés et qui ne circulaient plus dans le commerce longtemps avant que je ne les rencontre. Et ils ne circulent toujours pas. Et ce n'est pas moi qui les empêche de circuler. Le fait est que le commerce du disque cesse de distribuer longtemps avant l'extinction des droits de reproduction. C'est encore plus vrai du commerce des partitions. Je veux bien qu'on parle des droits de l'industrie mais parlons alors aussi de ses responsabilités ! On ne parle jamais des ventes perdues parce que "vous êtes le seul à me demander ce titre, Monsieur, je suis désolé." "Soyez des gentils consommateurs et contentez-vous d'acheter ce qui est en promotion cette semaine !" Je suis un étudiant de la musique, pas un consommateur. Et il y a longtemps que je ne copie plus rien car c'est trop fastidieux à la longue. Je trouve aussi curieux qu'on s'inquiète des copies au moment où la technique devient plus facile (pas beaucoup mais un peu quand même). Il est clair que l'industrie de la reproduction sonore a vendu, en plus des disques, une quantité de magnétophones dans le passé, l'esprit tranquille, pour la bonne raison que les appareils étaient de mauvaise qualité et difficiles à utiliser. Dès que la technique devient satisfaisante, banale et facile, on cesse de nous la vendre. Bizarre, non ? Pourquoi ai-je tant de mal à éprouver de la sympathie pour une telle industrie ?

Il me semble que le débat sur les profits du téléchargement généralement s'épuise faute d'arguments réels. Jusqu'à très récemment, les divers acteurs de l'édition se contentaient de souligner la qualité incertaine de ce qui est diffusé sur le web et nous invitaient à ne pas le prendre au sérieux. "Il n'y a personne, sinon quelques amateurs qui se divertissent." L'origine de ce ton méprisant est sans doute dans le fait que ceux qui ont cherché le profit dans le web ne l'ont pas trouvé jusqu'ici. Les mêmes crient maintenant "au voleur !". Presque toutes les informations du web sont dans le domaine public et elles sont effectivement parfois en concurrence avec des informations de nature comparable mais à caractère commercial. Il me semble que la qualité de l'offre gratuite est aujourd'hui si excellente que le public délaisse légitimement l'offre commerciale. Il faudra bien reconnaître un jour ou l'autre que "l'empereur n'a pas d'habits". Je suis d'avis, soit dit en passant, que le téléchargement d'une mauvaise copie n'a jamais empêché la vente d'une oeuvre originale de qualité mais vous pouvez vous renseigner ailleurs sur ce débat bien rôdé et qui ne m'intéresse pas ici. Je vous invite plutôt à méditer sur l'idée que l'oeuvre originale hypertextuelle et gratuite du web est vastement supérieure à toute autre, si concurrence il y a.

J'ai quant à moi une certitude : ceux qui se sont prudemment tenus à l'écart du travail de construction du web ne sont pas les mieux qualifiés pour en effectuer l'entretien et encore moins la réforme. Ils ont misé sur le mauvais cheval et que voulez-vous qu'on y fasse ?

Chacun contribue à l'entreprise des outils de sa fabrication et le web se construit de façon principalement bénévole. La raison en est simple : aucun industriel n'a eu au départ la vision de la nature possible de l'objet. "Allez-y si vous voulez, les gars, ça ne vous rapportera rien !" Nous y sommes effectivement allés parce que l'enjeu nous semble capital : nous voulons refonder notre propre culture que nous voulons plus démocratique et incomparablement plus accessible. Nous avons peut-être réussi. Le web est aujourd'hui un lieu de grande intelligence. L'industrie se réveille enfin et, flairant un bon coup sans doute, voudrait maintenant faire le tri. Il me paraît évident que le web est né de la générosité, s'en nourrit, et mourra aussitôt qu'il se trouvera dans le giron du pur commerce. Les sites web commerciaux demeurent sans intelligence parce qu'ils sont habités par des gens qui ne prennent même pas la peine de vous répondre. Dans la plupart des sites commerciaux, vous êtes reçu par un robot d'une stupidité déconcertante. Votre seule option est toujours de cocher "ne m'écrivez plus" quand vous réveillez par malchance la pompe à spam d'un site "professionel".

Et si vous voulez profiter commercialement du web, ne commencez pas par donner des leçons à ceux qui l'ont fabriqué ! Si vous croyez que nous prenons du plaisir à élaborer le web, vous avez raison. Si vous croyez que c'est facile, vous avez tort. Nous avons travaillé avec des moyens très insuffisants et parfois complexes avec le souci de les améliorer. Nous n'avons jamais sacrifié la qualité au désir d'éliminer l'apprentissage. Nous reconnaissons aujourd'hui que la robotisation trop poussée est néfaste pour celui qui a quelque chose à dire. Ça ne fait aucun doute que c'est trop tôt pour casser cette pauvre technologie artisanale pour sauvegarder vos pauvres intérêts. Vous ne croyez tout de même pas que nous avons fait ça pour votre profit pécunier ? Et si vous croyez enfin que nous ne savons pas quoi faire d'autre, vous vous méprenez grossièrement. Je vous dis ça avec un soupir d'exaspération et d'immense fatigue. Un tout petit peu d'honnêteté dans un débat comme celui-ci serait comme une bouffée d'air frais.

Si vous pensez réellement qu'il est d'intérêt public qu'Internet, dans quoi on s'accorde à reconnaître un véhicule important de la connaissance, soit assujetti, entièrement et à tous les niveaux aux intérêts évidents du commerce et de l'industrie alors je ne vous suis pas. Il faudrait en effet alors renoncer à l'idée même de marché. Le prix dans un marché libre est ainsi défini : "la valeur d'une chose est ce que quelqu'un est prêt à donner et qu'un autre est prêt à accepter, les deux étant parfaitement informés et aucun n'agissant sous la contrainte". Le sens de la gratuité de l'instruction publique est précisément ancré dans cette formule. En effet, si l'information devient généralement onéreuse, alors il faudra entièrement repenser le commerce, sans quoi son fondement même devient une vulgaire tautologie. Dans cet ordre d'idées, si vous suggérez je ne sais pourquoi un ordre mondial fondé exclusivement sur le libre-échange, votre suggestion n'a donc de sens que si l'information est gratuite généralement, par principe et dans l'usage, sans quoi vous entrez dans un système de contrôle, la négation du marché libre que vous annoncez au départ. Moi qui ne réclame aucun ordre mondial, je vois aussi la gratuité comme le trait essentiel de l'information. Nous sommes donc au moins d'accord sur ce point.

Ceux qui placent le potentiel d'abus au-dessus de toute autre considération s'estiment sans doute incapables de résister à la tentation. On ne sait pas si cette mauvaise opinion qu'ils ont d'eux-mêmes est justifiée. On doit au moins essayer de les éduquer, ne serait-ce qu'en les encourageant à se détourner du caniveau qui les fascine et les absorbe.

Voici mon pire cauchemar en matière d'Internet fiction : l'industrie réussit à museler tous les moyens techniques, même les plus élémentaires. "Vous n'avez pas besoin de vous ennuyer avec les détails car nous l'avons fait à votre place et nous vous proposons une procédure décérébrée qui va vous ravir." "Ne cherchez pas à comprendre, c'est trop technique." Le degré de coopération habituel au sein d'un banal consortium suffit pour mettre les choses en place. L'industrie installe progressivement des barrages en tous les points de chaque logiciel où l'information est transféré d'un appareil à un autre. On opte pour une techno-morale où toute transgression supposée possible de lois encore imaginaires, c'est à dire toute copie, est simplement empêchée logiciellement. Du jour au lendemain, le matériel informatique qui était jusqu'alors considéré comme un outil devient un simple jouet. En effet, pour se mettre en conformité avec la techno-morale, le matériel doit devenir autiste. Le but du matériel informatique étant de prendre une information dans le monde réel, de la modifier et de la rendre au monde réel, le matériel cesse naturellement de fonctionner. Si vous prenez l'habitude dans votre usage informatique, pour une raison morale par exemple, de ne jamais rien rendre, votre matériel devient un jouet et vous devenez vous-même inconséquent. A très court terme, tout ce qui rend le web attractif disparaît et nous nous détournons de notre création. L'industrie en fera ensuite ce qu'elle voudra. Du commerce par exemple. Ou de la politique. Moi, je serai ailleurs, très loin de là, et je ferai encore de la musique.


mardi 25 janvier 2005